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Fragments écrits - Journal

Raconter sans but

Un poisson dans l’eau me dit-il. Plutôt habitué à me perdre au milieu du bassin de la piscine municipale et à ne pas reconnaître les gens dans la rue en raison de ma forte myopie je souris. Un poisson dans l’eau mais un poisson myope. Un poisson dans un océan d’asphalte tel que semble le décrire Marguerite Duras dans Les mains négatives. Un poisson qui ne voit pas clairement, qui semble craindre d’appréhender la ville semblable à une terre où le désir n’est pas permis. La ville sauvage, primitive, rude aux sentiments mais dans laquelle je suis happé. Et m’y voilà, la plupart du temps sans protection. « Il fallait descendre la falaise, vaincre la peur » ; c’était donc si simple. Un soir nous voyons par hasard un ami. Je me dis alors qu’il y a autant de chance de tomber sur lui ici que dans le bourg de Saint-Georges-sur-Erve, Margerides et autres Thouarsais-Bouildroux. Je m’amuse de croiser des connaissances et de faire des rencontres, parfois de manière inattendue mais il faut reconnaître que l’on provoque certaines circonstances : Paris est un village ou peut-être une succession de lieux-dits par affinités.

Je reste myope mais la ville m’impressionne moins. À mon esprit elle demeure une succession de parois, de textures et d’amplitudes lumineuses ; un objet permanent de curiosité mais je nourris la même fascination dans tous les endroits où je me rends. Je dessine des plans dans ma tête. Ici la coulée verte, là un élargissement de la rue repoussé sine die. Je balaye l’image mentale que je me suis faite la dernière fois, il y a des chemins plus simples, et me voilà bâtissant de nouveaux itinéraires. Et de cette géographie synaptique je déduis que suis à la conquête d’un lieu où je pourrais vivre et où, c’est certain, je veux passer du temps. Je laisse des traces, non des empreintes de main en négatif sur un parement rocheux mais un simple jeu sur un tableau de liège de hall d’immeuble. Je joue avec le voisinage, à chaque passage je déplace de façon aléatoire une ou deux punaises, d’autres feront de même un peu plus tard. Ce faisant me voilà presqu’habitant l’espace, mais je bouleverse les règles puisque je ne vis pas là.

Rentrant en marchant le long du canal, nous parlons. Il est l’un des rares avec qui je n’ai besoin de réfléchir ni de peser le moindre mot, le seul avec qui cela n’a presque jamais été nécessaire. Pour autant, je ne le ménage pas toujours autant que j’essaye de ne pas m’immiscer dans certains interstices. Je lui dis que je m’étonne encore des rencontres faites les jours passés, certaines sont improbables, il s’en amuse. J’en suis le dernier surpris visiblement. De mes sentiments, de quelques histoires et de la façon dont je vois le monde, je dis que j’aimerais écrire. Il m’y a toujours encouragé mais je ne sais pas où je vais. Alors je décris et me questionne sur l’utilité de la description. Il m’y encourage encore : « décrire c’est déjà dire ». Quelques jours plus tard, mais je ne le sais pas encore, il parlera du décor « cadre de l’image véritable ». Quelques jours plus tard, mais je ne le sais pas encore, j’irais voir un film de Gaël Lépingle. J’y reverrais des fragments de mon adolescence, des doutes vécus ou racontés, des images frappantes à l’esprit mais dont je ne saurais quoi tirer objectivement sinon que c’était délicat et beau.

Alors je me convaincs que décrire c’est bien, que raconter sans but c’est aussi dire l’essentiel.

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