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Fragments écrits - Journal

Une histoire de souvenirs

Le Manège, salle Jacques-Auxiette – Scène nationale Le Grand R à La Roche-sur-Yon

Il y a deux jours c’était mon pot de départ. C’était bien et je me suis entendu dire que c’est presque mieux qu’un anniversaire. Je me suis aussi dit que ma vie au Grand R c’est un peu l’histoire de souvenirs.

Lorsque j’ai appris que je partais, j’ai pensé à Léontine, mon arrière grand-tante religieuse chez les sœurs de Chavagnes. Parmi ses fonctions, elle tenait la loge qui surveillait les entrées et les sorties de la clinique Saint-Charles. À peu près l’endroit où je travaille encore pour quelques jours. Je n’ai pas de souvenirs de Léontine, je ne suis même pas certain d’avoir été contemporain de son existence. Ma première fois au Manège je ne m’en souviens pas précisément, je me rappelle juste des grands formats dessinés par Claude Viallat exposés dans la coursive. Et moi, à hauteur d’enfant en sortie scolaire me disant « j’aimerais travailler là juste pour voir ce que ça donne de cet étage ».

Je me rappelle avoir rebondi sur les sièges de la grande salle quand le festival du film s’appelait En route vers le monde. J’ai le souvenir des billets sur lesquels était dessinée une ampoule à filament et je sais que j’ai fait une grimace à la comédienne jouant le Petit chaperon rouge au Théâtre municipal.

Des souvenirs, un lieu, une maison, et une vie qui gravite autour, parfois s’en éloigne, d’autres fois revient et peut-être ne reviendra pas. Des souvenirs qui se bousculent, se confrontent, martèlent l’esprit. Des souvenirs que l’on chevauche de son corps, que l’on marque d’une empreinte et qui finissent par nous toucher au cœur.

Un jour, la salle des fêtes du collège Herriot, J. accompagnant un comédien pour une discussion avec les élèves dont j’étais. Un autre jour, plus tard, M. derrière un bureau me paraissant démesuré au rez-de-chaussée de la maison Gueffier.

Une fois encore, S. me confiant une visite auprès de collégiens et les chargées de relations publiques me laissant seul avec un écrivain et avec la mission de lui faire découvrir la ville. Toutes ces occasions, parfois en soirées, où j’ai croisé les unes et les autres et cet appel à la fin de l’été 2017 un petit peu en mode : « William ! On sait que tu es fidèle au Grand R, tu fais quoi dans deux jours ? »

Aller dire à Mamie que je travaille dans un théâtre, l’entendre me faire comprendre que c’est presque plus grave de travailler dans la culture que d’aimer les garçons. Le doigt dans l’engrenage, quelque chose de joyeux de vivant, parfois fatiguant et toujours exaltant. Le coup de massue de 13h02 le 13 mars 2020, la spectatrice qui appelle à 13h03 pour qu’on la rembourse. Encaisser le choc, rester calme malgré tout ce qui traverse l’esprit.

Construire quelque chose, construire autre chose. Appeler les spectateurs par centaines, prendre des nouvelles, ne pas savoir si cela a du sens mais le faire juste pour garder le lien. Continuer à faire des blagues.

Reprendre du sérieux, continuer : voir les enfants courir en nuées derrière un cheval ; penser très fort à P., P. et M. quand Phia Ménard déverse de l’eau sur le plateau ; mettre de l’huile dans le moteur de la Supercinq sur un parking d’école de l’agglomération pour éviter de rester coincé en pleine cambrousse avec C. ; tenter de traverser le quai avec un gâteau nantais sans que tout ne soit mangé ; changer le son de la sonnette de la Maison Gueffier ; déposer un courrier signé Jean-Marie Bigard sur le bureau de F., un nouveau spectacle de très bon goût et assurément féministe ; aller manger du pain de poisson au Café de la Poste avec J. ; essayer de déboucher les toilettes du théâtre ; finir quelques verres avec A. et P. ; demander à M. un sapin de Noël et un brasero pour le hall ; continuer d’accomplir ce qu’il y a à faire et tâcher de voir l’endroit du travail non comme le lieu où tout se passe mais comme un prolongement de la vie.

Ma vie au Grand R c’est un peu l’histoire de souvenirs. Des rencontres, des échanges, une écoute certainement, un accompagnement pour celles et ceux qui passent de l’autre côté du miroir et dont, parfois, le spectacle est la seule raison de subsister et de se déplacer. Le quotidien comme une matière vive, incandescente et toujours différente. Cet amour du public qui m’a guidé et me guide encore, cette idée, qui sait, de faire autre chose après. Du reste je ne sais toujours pas ce qu’est vendre un billet, j’exerce un autre métier.

Il y a les artistes avec un grand A et les spectateurs avec un grand S, qui nous agacent parfois et nous donnent raison d’être là dans la plupart des cas.  Il y a la Scène nationale avec un Grand R, comme de grandes rencontres, de celles qui contribuent à pimenter l’existence. Il y a les collègues un grand C, de ceux qui resteront inscrit dans le cœur.

Avant-hier c’était mon pot de départ. C’était bien, je suis encore là pour quelques jours mais j’ai une déferlante au fond de moi. Une idée du vertige, l’envie de pleurer et de dire merci pour la confiance. Certainement aussi l’envie de me remercier aujourd’hui d’oser quelque chose de fort.

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