C’est un lieu aux ancrages multiples. Pas tout à fait un port, pas complètement une ville, ni même une destination. Un endroit organisé, rangé, classé par quartiers et grands espaces. C’est une horizontale contrée sans collines ni montagnes et pourtant jamais la plaine n’a connu autant de reliefs qu’en ces terres. Au nord, la basilique ouvre ses deux grands bras pour enlacer qui la contemple. À quelques encablures, un canal au bord duquel un éphémère ministre chante un vieux cantique régional sous la silhouette de calcaire de l’illustre gloire du coin que nul ne connaît ailleurs. Plus à l’ouest un mausolée interrompt la ligne de crête tandis qu’une biche surgit sans crier gare.
Elle est là, fidèle à sa lisière elle semble fixer l’orée du bois voisin. Incertaine dans sa démarche, elle déploie ses oreilles et sonde ce que l’espace possède de crissements, de bruits et de silences. À mesure qu’elle entreprend de mouvoir ses pattes effilées, fragiles, ses articulations donnent l’impression d’un arbre taillé en têtard battu par les vents. Le soleil commence à poindre, son pelage terre d’ombre s’éclaircit. D’ici une heure environ la lumière lui fera retrouver son apparence constellée. Craintive, elle demeure attentive à chaque variation que son instinct lui dicterait de fuir. Pas un instant elle omet d’observer. Cheminant sur l’humus, elle se retranche dans les ombrages et regagne son gîte. Tout le jour durant elle gardera un œil ouvert sur la forêt avant de retrouver sa quiétude vespérale.
À l’esprit, l’animal est associé à ce récit échafaudé un soir d’été dans la solitude d’une chambre d’hôpital, il y a dix ans. Ce même endroit où furent convoqués un moulin au bord d’un marais, une portée de chatons, le premier et éphémère amoureux, celui qui lisait Pierre Jean Jouve, un grand nombre d’amis qui sont demeurés précieux. Ce pourrait être une autre histoire mais c’est la même que raconte cette tour multicolore perchée sur un pont, dans le coin supérieur droit du papier à lettres. L’histoire de Marie-Geneviève rencontrée un jour de printemps à Rome, quelques minutes au cours desquelles elle est devenue indispensable à ma vie, et moi important à l’échelle de ses 85 ans. Deux feuilles, quelques cartes, un faire-part de décès. L’extrême présence à la mémoire des arbres de Judée en fleurs sur le Palatin, de son léger zozotement, du compagnonnage presque insondable qui nous unit encore.
La boite en carton : le coffre des amants d’un jour ou de ceux qui le sont demeurés, l’habitacle d’amis oubliés et retrouvés parfois, la synthèse des vacances de chacun, des vœux pieux enfouis sous le cachet, le refuge des sentiments ardents, la douleur qui point par moments, le bouton d’allumage de la machine à ressentir…
Peu importe l’authentique, les souvenirs ne vivent qu’au secret des histoires que l’on se raconte. « Tu as quelque chose à raconter alors fais-le et montre-moi lors de mon retour. », me disait-on il y a quelques mois. Alors je range mes correspondances et je noircis un cahier, sans but réel sinon que de vivre aussi par ces traces de papier.