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Propos culturels

L’œuvre et l’espace de l’appropriation

Printemps 1999, Marie Drouet investit le musée de La Roche-sur-Yon abritant alors l’artothèque. Laissée in situ, Vedute est devenue un point de repère, une œuvre rendue publique par le regard permanent. À l’heure d’une reconversion commerciale coordonnée par le promoteur Oreas il semble intéressant d’interroger ce que dit l’objet artistique à la destinée fragile.[1]

Dans un bâtiment comme l’ancien musée de La Roche-sur-Yon, construit de 1878 à 1880 par l’architecte voyer Auguste Boudaud, la question du passage du temps est structurante. Il y a quelque chose de la sédimentation, de la succession des strates laissées par les générations et les fonctions. Là est l’identité du lieu ; de sa façade qui raconte le double usage initial (musée à l’étage, tribunal d’instance au rez-de-chaussée) à Vedute, en passant par le monument à Paul Baudry[2] ou le portail d’entrée moderne par l’architecte Bertrand Lavigne.

Du 10 avril au 5 juin 1999, Marie Drouet est invitée par l’artothèque à déployer son travail dans deux salles rectangulaires du bâtiment du musée. Avec le titre Vedute, l’artiste fait référence à la vue d’architecture telle qu’abordée par le théoricien italien Leone Battista Alberti (1404-1472). Empreint notamment de liens avec L’invention du paysage d’Anne Cauquelin un texte de Guy Peralo accompagne le dispositif.[3]

Pour Marie Drouet, il s’agit de partir de l’architecture du lieu et de concevoir une installation immersive faite d’écrans de gélatine qui soulignent autant les particularités du bâtiment qu’ils reflètent le jardin extérieur que l’on ne voyait plus derrière les épaisses cimaises d’exposition qui obstruaient les fenêtres. Ainsi, chaque visiteur compose ses fragments, ses déambulations, ses vedute de paysages intérieurs et extérieurs. Comme un appel dès l’entrée dans le bâtiment, six lettres de gélatine ajourée annoncent alors l’exposition. Elles sont restées ; parce que la notion de vedute se rattache à ce qui est vu tout comme aux images mentales suscitées par les différentes formes d’art.

Au même titre que le monument à Paul Baudry qui sera préservé, Vedute fait corps avec le patrimoine qui est aujourd’hui transformé et restauré dans le cadre d’un changement d’usage. Plus encore, il est intéressant d’opérer un croisement avec le programme ornemental de l’ancien hôtel de ville qui sera valorisé à juste raison. Des fragments éclectiques[4] d’un autre temps qui ont été recouverts avant que les entreprises les remettent récemment au jour. Si ces éléments décoratifs semblent avoir été conçus pour être pérennes, la vision d’il y a cinquante ans en avait jugé autrement. Le caractère temporaire ou définitif de l’objet artistique est une notion éminemment subjective autant que variable. 

Vedute est une œuvre conçue strictement pour l’espace du bel escalier. C’est parce qu’elle est dans la perspective naturelle du lieu qu’elle est devenue emblématique. En outre, le lettrage de gélatine laisse apparaître les cimes du jardin tandis que celles-ci se reflètent sur le vitrage obscurci quand on le regarde depuis l’extérieur. En regard du parc l’œuvre se fait donc ouverte sur la ville. Le visiteur, parmi des milliers d’autres, voyait Vedute lors de chaque passage au musée. Et même lorsque la porte était fermée Vedute se révélait le visage extérieur du lieu. Il s’agit là d’une œuvre temporaire qui est devenue une part de l’identité du bâtiment.

Voilà un facteur qui ne se contrôle pas ; c’est par l’appropriation quotidienne que Vedute est restée et qu’elle s’est mue en œuvre publique. C’est par le regard des spectateurs depuis 1999 que Vedute est devenue un jalon dans l’histoire du lieu, comme il y en aura d’autres dans les mois et années qui viendront. Un faisceau d’intuitions suggère que la place de cette œuvre est en surplomb de l’escalier. Elle y a vécu, puisse-t-elle y subsister. Et si elle disparaît on pourra se dire que c’est beau d’avoir côtoyé une ouverture sur le paysage qui a demeuré vingt-quatre ans de plus que les deux mois initialement envisagés.

William Chevillon, le 18 juin 2023

« L’événement a eu lieu. Je ne pense pas qu’il nous laisse indemne. Il est là quelque part en nous, même s’il n’est pas dans notre mémoire volontaire, dans notre conscience en éveil. »

Catherine Grout, Pour une réalité publique de l’art[5]

Edit, le 28 août 2023 :

La fenêtre a été déposée avec soin par les entreprises en charge du projet. L’état du châssis initial ne permet pas une réinstallation in-situ. L’idée d’une reproduction à l’identique (peu coûteuse compte-tenu des moyens actuels) a été soumise au promoteur. Le monument à Paul Baudry est préservé et protégé de fait, le portail de Bertrand Lavigne est conservé, les décors de l’ancien hôtel de Ville sont retrouvés et mis en avant. Vedute trouve sa place dans ce lieu à l’identité forte. Conserver Vedute ou son fac-simile s’inscrirait dans la cohérence du projet. À ce jour, rien ne dit que cette voie est sérieusement envisagée.

Lire aussi : Art dans l’espace public à La Roche-sur-Yon, version 2 du plan-guide !


[1] L’objet du présent billet n’est aucunement d’émettre un jugement sur le projet et sa nature, chacun pourra le faire en feuilletant la presse. Il s’agit de porter le regard sur un fait artistique significatif des vingt-quatre dernières années.

[2] Réalisation d’Ambroise Baudry et Paul Dubois (1889). Dans le cadre d’un accord entre Ambroise Baudry et le maire Stéphane Guillemé (correspondance du 1er avril 1889 conservée aux archives municipales), un petit monument à Paul Baudry avec buste a également été érigé dans le vestibule de l’hôtel de ville voisin. Réalisé notamment à partir d’épreuves de plâtre livrées par la maison Barbedienne, cet édicule a disparu il y a plusieurs décennies, vraisemblablement à la fin des années 1960.

[3] Marie Drouet, Guy Peralo, Vedute, 1999, La Roche-sur-Yon, imprimerie municipale, 8 p.

[4] À la fin des années 1880 le décorateur Pierre Chapuis se voit confier un important chantier de rénovation de salles de l’hôtel de ville. Ce programme, composé de différents supports peints et décors en relief, est substitué en 1969 par un ensemble de parements modernes. On se référera à la série M des archives municipales de La Roche-sur-Yon.

[5] Catherine Grout, Pour une réalité publique de l’art, Paris, L’Harmattan, 2015, p.10.

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