Il est environ 10h30 sur le pont Jacques-Gabriel, le fleuve vrombit sous les arches de pierre et apparaît en albes remous. Postées à quelques centaines de mètres en amont les sternes percent l’invisible espace de leurs cris affûtés, tandis qu’à l’ouest, jaillissant de boulins ou de trous d’érosion, les hirondelles de rivage offrent un ballet à la cadence désarticulée et pourtant infaillible. Me voilà sur le pont depuis quelques secondes et déjà je crois percevoir l’essentiel, j’ai la certitude que les oiseaux comme le fleuve ne trahissent pas.
Au soleil la ville est blonde et grenat. Lorsqu’arrivent les nuages elle est recouverte d’un voile nuancé de Payne. La nuit sur le pont le paysage disparaît et l’on peut penser à l’océan. C’est du moins ce que je me figure en imaginant le chemin jusqu’aux Amériques quelque part dans ce flot tourbillonnant. J’aime cette ville et plus encore ce fleuve ; ses tourments, ses influx, les reflets des ciels dégagés ou les rideaux de pluie arrivant sur les coteaux en refermant l’horizon.
Ce matin sur le pont je me rappelle avoir postulé, un jour, à un emploi au château de la ville. Convenue et courtoise, la réponse par courrier m’avait déçu. Non parce que je tenais absolument à ce poste mais simplement car j’avais été frappé par la vision de Blois depuis le fleuve. « Je pourrais être bien là » m’étais-je dit. J’aime être là, j’ai toutes les bonnes raisons d’y être. Toutes les bonnes et les meilleures. Comme d’habitude je m’intéresse à tout, autant à nos peaux constellées par le temps qu’aux rues marquetées de pavés autobloquants « style contrats de villes moyennes circa 1980 ». Organique, la ville a une imprévisibilité qui me touche. Je la vois comme une anatomie vivante, un corps urbain irrigué et expressif, peut-être même le miroir matériel de nos existences.
La ville telle un corps et le mien dans la ville. Mais ce dernier vibre plus encore ; ressent, s’émeut et change. La pierre s’effritera un jour mais le fleuve restera le fleuve. Il ne ment pas et les fluides de mon corps non plus. Je sais ce que je ressens, ce que j’ai ressenti quelques années en arrière, j’en connais les tenants et je ne veux pas les trahir, je ne l’ai jamais voulu car je sais ce que cet équilibre a de précieux. Car c’est bien d’équilibre qu’il s’agit, celui d’une ville par rapport aux tumultes de la Loire, ceux des sentiments dans ce qu’ils engagent ; la place humaine sur le paysage et l’emprise de l’âme sur tout le reste.
2 réponses sur « Blois, 21 avril 10h30 »
Je vous lis depuis quelques années maintenant, aimant votre écriture fluide, subtile. Ce texte en particulier me touche, ayant vécu quelques années à Blois, et, je le crois, su apprécier son charme et celui du fleuve. J’y retourne avec plaisir quand je le peux, mais quelque chose a changé en moi depuis. On dit souvent que la ville est un amphithéâtre sur la Loire… désormais je m’y sens comme un spectateur, aussi émerveillé que nostalgique d’y avoir été acteur. Merci pour vos mots.
Je vous remercie vivement de ce commentaire qui me touche. J’essaye de transmettre une part de sensibilité et suis honoré d’être lu ainsi.