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Propos culturels

Mon rapport à Nicolas Schöffer – Contribution pour le centenaire de l’artiste

Je n’ai pas connu Nicolas Schöffer, je suis né quatre-vingt ans et un jour après lui. Au-delà de ce qui peut être qualifié, en fonction des points de vue, de hasard, de coïncidence ou de destinée, je me suis familiarisé avec l’artiste à partir de recherches sur le Lycée Pierre Mendès-France de La Roche-sur-Yon, lequel fêtait ses quarante ans en 2010. Quelques mois passés à écumer les archives, recueillir des témoignages et à réfléchir sur ce qui est désormais considéré comme le plus bel exemple de réalisation de 1% artistique en Région Pays de la Loire, l’installation simultanée de l’œuvre cybernétique Chronos 8 et d’une sculpture cinétique de Yaacov Agam.

Alors que le développement de la jeune Préfecture de Vendée s’accentue, il est décidé de décentraliser et décloisonner l’établissement scolaire public principal du département. C’est à Saint-André-d’Ornay – commune rattachée en 1964 à La Roche-sur-Yon – que se porte en 1969 le choix de construction du lycée polyvalent sur un terrain de presque quatre hectares situé à proximité du petit bourg rural appelé à connaître une croissance exponentielle inédite. Tout est à créer et si l’architecte René Naulleau est contraint de s’adapter aux modules préfabriqués imposés dans les écoles, collèges et lycées « champignons » post baby-boom, le campus ouvert sur l’extérieur ainsi que le parti-pris artistique vont donner au nouvel établissement un caractère novateur bien rare à l’époque dans un territoire encore sous doté. Dans la démarche qui consiste à choisir les artistes qui auront à leur charge la décoration du lieu, l’architecte n’est pas toujours seul, il peut parfois compter sur un appui dans ses relations (la législation relative au 1% artistique évoluera à plusieurs reprises). C’est le cas de René Naulleau qui a largement été conseillé par Pierre Chaigneau (1935-2004), créateur du Musée de l’Abbaye Sainte-Croix des Sables-d’Olonne – où il organisa en 1968 une exposition d’art cinétique réunissant notamment Antonio Asis et Julio Le Parc –, mais aussi premier conservateur du L.a.M. de Villeneuve-d’Ascq, du M.A.M.A.C. de Nice… Personnage culturel complet et prolifique, le vendéen Pierre Chaigneau a bénéficié d’une formation éclectique (qui lui conféra sa remarquable ouverture d’esprit) en archéologie, ethnographie, Histoire de l’art… avec des professeurs de renom comme René Joffroy, André Parot, Claude Lévi-Strauss ou encore Jean Cassou.

Pierre Chaigneau conseilla donc à René Naulleau de faire appel à des artistes cinétiques et cybernétiques. C’est ainsi que Yaacov Agam, Antonio Asis, Carlos Cruz-Diez et Nicolas Schöffer installèrent des œuvres à La Roche-sur-Yon, ville où rien ne pouvait laisser imaginer une ouverture aux arts optiques, interactif…

Replonger à l‘aube de la décennie 70, tel fut mon travail autour du Lycée Pierre Mendès-France et telle est une partie de ce qui m’est donné à faire dans la tâche militante qui occupe mon temps libre depuis 2010, à savoir le référencement de l’art public depuis 1945 à La Roche-sur-Yon et le suivi des œuvres. Ce saut dans le temps amène à une période où la France connaît enfin une mutation vers la modernité, qu’elle soit culturelle ou technique. C’est à ce moment qu’André Malraux refuse de conditionner l’esprit des artistes en supprimant le concours du Prix de Rome – certes la technique est enseignable, l’art dépend de la philosophie propre à chaque créateur.

Au même titre que les idées, les espaces se métamorphosent. Comme le souligne Nicolas Schöffer en 1974 dans La nouvelle charte de la ville, le développement naturel et progressif autour d’une centralité symbolique et fédératrice n’est plus légion, les tissus se déploient et se neutralisent aussitôt. Comme ici, nombre de références dressent ce constat et le critiquent. Parmi elles je pourrais citer Henri Lefebvre ou un écrit de l’iranien Daryush Shayegan, mais deux textes du martiniquais Patrick Chamoiseau me tiennent à cœur et développent des points communs avec les théories schöfferiennes. Il y a évidemment Texaco le Goncourt 1992, mais également l’introuvable mais néanmoins fondateur Livret des villes du deuxième monde, paru en 2002. Dans le premier ouvrage, la leçon donnée par Marie-Sophie Laborieux est lumineuse par sa simplicité et sa pertinence. La mémoire du quartier populaire de Fort-de-France parvient à faire comprendre à l’urbaniste extérieur, que détruire l’existant et créer ex-nihilo une nouvelle entité urbaine causerait la perte définitive d’une structure sociale solide et riche. Le second écrit de Chamoiseau que j’évoque met par exemple en avant la notion de « Méta-ville » où les flux d’informations sont nombreux mais déstructurés, ce qui crée une accumulation et par surcroît un annihilement des esprits.

Parler des auteurs contemporains comme Patrick Chamoiseau permet de comprendre que la conception qu’avait Nicolas Schöffer de l’espace est bien actuelle. La cybernétique – où interactivité – a d’ailleurs vocation à se confondre avec le temps présent par l’adaptation aux technologies les plus actuelles, une forme d’intemporalité que bien peu de pratiques artistiques possèdent.

Le rôle des centralités et la planification des lieux face aux besoins de leurs usagers sont deux idées majeures dans l’histoire de l’urbanisme. Peut-être est-ce cette conception que Nicolas Schöffer a cherché à honorer en installant Chronos 8 à La Roche-sur-Yon alors que les budgets prévus ne l’auraient pas permis. L’œuvre verticale, arrivée en Vendée après avoir été exposée à Saint-Germain-en-Laye, est effectivement bien plus conséquente que les possibilités initiales. Je déclarai il y a un an à une journaliste à propos de Nicolas Schöffer que « Planter un mobile cybernétique dans un village, est ce qui pouvait lui arriver de mieux. ». Ce petit bourg dans lequel le lycée s’est construit, allait en effet connaître une expansion remarquable et, là où des pavillons uniformes poussent habituellement en masse dans des rues sans âme, Chronos 8 présentait la qualité d’accompagner l’évolution, de s’imposer en amer du paysage, de rythmer la vie et rompre la monotonie. Malheureusement, l’absence de dispositif électrique ainsi que l’abandon – courant en ce qui concerne le 1% artistique – eurent raison de ce dessein. Plus que des regrets face à l’inachèvement, c’est un certain espoir qui m’anime aujourd’hui. Créer une prise de conscience est l’objectif que je fais mien et qui commence à porter ses fruits, tout est possible donc pour redonner vie à Chronos 8 comme Lyonéon à Lyon, la Tour cybernétique de Liège… car il s’agit bien d’œuvres vivantes. La cybernétique c’est l’interactivité et l’interactivité c’est ce qui détourne chaque humanité de la torpeur qui peut survenir à chaque instant. Les sculptures de Nicolas Schöffer sont des œuvres ouvertes, il ne s’agit pas de motifs ludiques pour des émulations superficielles, mais bien d’ensembles réagissant indépendamment à chacun de nous dans notre intégrité propre et une. La verticalité comme les miroirs pivotants, transmettent des informations (lumières, couleurs, atmosphères…) qui ne seraient pas perceptibles naturellement. La réalisation cybernétique ne crée pas quelque chose de nouveau, elle fait voir le non-visible, transcende la troisième dimension et laisse chaque Homme porter un regard neuf et intime sur un espace plus mouvant que ce qui est visible de prime abord.

Mon rapport à Nicolas Schöffer est donc un rapport de respect et d’estime. L’artiste est peu connu du grand public mais le travail est l’un des plus liés aux spectateurs et aux habitants. Dans Nicolas Schöffer, il y a une idée d’abnégation et de considération vis-à-vis de celui qui ne connaît pas l’art mais va quand même pouvoir l’appréhender. Un centenaire certes, mais l’œuvre léguée est par nature intemporelle et chaque artiste que nous sommes la renouvelle.

« Expliquer, c’est impliquer soi-même et les autres »

William Chevillon, le 25 juillet 2013.

Sources :

-CHAMOISEAU Patrick. Livret des villes du deuxième monde, Paris, Monum, édition du patrimoine, 2002, 82p.

-CHAMOISEAU Patrick. Texaco, Paris, Gallimard, 1992, 431p.

-CROIX Alain, BRANCHEREAU Jean-Pierre, GUYVARC’H Didier, LANDAIS Jean-Pierre. Dictionnaire des lycées publics des Pays de la Loire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, 656 p.

-HABERMAS Jürgen. L’espace public (trad. Marc B. de Launay). Payot, 1988, 330p.

-MILLET Catherine. L’art contemporain en France, Flammarion, 2005, 388p.

-SCHOFFER Nicolas. La nouvelles charte de la ville, Médiations, 1974, 130p.

Art et Architecture. Bilan et problèmes du 1%. Ministère des Affaires Culturelles, Centre National d’Art contemporain, 1970, 240p.

L’art à ciel ouvert. Flammarion, 2008, 276p.

-L’art et la ville. Urbanisme et art contemporain. Skira, 1990, 264p.

-Archives personnelles d’Éléonore de LAVANDEYRA SCHÖFFER

-Archives personnelles de René NAULLEAU

-Archives du Musée de l’Abbaye Sainte Croix, ville des Sables-d’Olonne. Revue de presse liée au décès de Pierre Chaigneau, 2004

-AMOUROUX Dominique. « L’art moderne dans les lieux publics ». 303, novembre 2007, n°98, p.66-79.

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