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Fragments écrits - Journal

Demain, le port

La Manche à Granville sous les brumes

C’est quelque chose comme un rituel, une façon d’aller saluer la mer avant de débuter la journée. Presque toujours je commence avec le même chemin. La seule entorse c’est le choix du bar-tabac pour le café : là, les patrons faisant payer le supplément terrasse selon leur humeur ; ici, le café sur la table avant-même que n’en soit prononcée la demande ; dans la rue adjacente, le tenancier qui connaît tout le gratin local ; à peine plus loin, les clients lisant le journal à voix-haute. On apprend dans La Manche Libre que le tourisme est peut-être trop développé, j’ai su, hier, que le mareyeur venait de mettre des étrilles sur son étal. Déjà avec ces petits crabes des souvenirs remontent, les langues de roches noires s’enfonçant dans les vagues et sur lesquelles il fallait avancer pour espérer en capturer. Je me rappelle assez précisément de la lutte des décapodes contre les parois du seau en plastique. Un mouvement invariable comme une geste nonchalante, saccadée autant que vaine.

Je ne m’y trompe pas, la mer c’est mon aimant à souvenirs. Lorsque je vois l’affiche invitant à sauver le dernier trois-mâts morutier de France je me rends compte que ce bateau m’est familier depuis toujours grâce à Georges Pernoud le vendredi soir sur France 3. Avec les remparts le port c’est l’endroit où je me sens bien ici. Ce n’est pas de la beauté, c’est au contraire de la rudesse et de la nécessité. C’est parce qu’il ne ment pas que j’aime ce port. Rien n’y est aménagé pour la promenade, par moments ça pue la laque de polyuréthane et la fermentation, le crachin mord la nuque au petit matin, mais je m’en moque bien. Je vois les navires à quai, les marins qui s’affairent, les chalutiers s’en aller, les semi-remorques manœuvrer… tout cela exerce sur moi une fascination que je n’explique pas.

Après la criée c’est l’avant-port qui se profile, puis la cale et la pointe. Là, je choisis les escarpements du contrebas ou bien la rue formant une rampe jusqu’au plateau. Je regarde les blockhaus et l’aquarium fermé pour travaux. J’imagine les gosses qui devaient en sortir avec une fausse dent de requin achetée à la boutique, je pense à mon frère qui était de ceux-là. Au nord c’est la promenade le long de la muraille, juste après la caserne. Je regarde l’eau et je pense aux animaux marins, plus prosaïquement aux thons et sardines, à ceux qui ne sont pas revenus, au silence absolu dès que les passants sont partis. Aujourd’hui il n’y a pas de ligne d’horizon et les îles sont invisibles. À l’aplomb un plongeur scrute les eaux claires et bleues, à quelques centaines de mètres les caseyeurs ont disparu dans les brumes épaisses. La mer joue de l’ambiguïté, c’est ce qui me plaît. C’est ce qui me plaira demain.

2 réponses sur « Demain, le port »

Merci William CHEVILLON 🙏 pour cet instant de bonheur que me procure la lecture de votre publication sur mon petit écran de smartphone.
Une occasion de «m’évader» de la structure d’accueil de P.A. Dépendantes

MERCI beaucoup à l’auteur pour ce reportage en direct de son nouveau cadre de vie. Toujours autant de plaisir à le lire et ainsi profiter d’un temps d’évasion d’un lieu de vie que nous impose l’avancée en âge ou la dégradation de la santé physique…

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