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Fragments écrits - Journal

Un sillon à creuser

Un atelier du samedi soir avec Jakuta Alikavazovic. La consigne : parler d’un objet qui nous est cher mais que l’on dissimule, employer les mots « et pourtant irremplaçable ».

Le texte qui me donne envie de creuser ce sillon :


En moi réside le souvenir de ta première traversée d’une montagne, la nuit sans sommeil, les lumières orange et bleues du tunnel routier semblables aux stroboscopes d’un Macumba sous terre et sans musique, la sortie du car-couchettes dans une station-service des Appenins, l’odeur de lingette pour nourrissons imprégnée sur la peau. Et dans ton corps – non pas sur, non pas autour comme une chasuble, mais bien dans – la sensation du soleil de mars et des arbres de Judée en fleurs sur la Via Sacra.

Je suis ce qui te reste de ton enfance, de cet instant en ligne de crête où tout te semblait à bâtir. Tu m’as peu considéré depuis le jour où je suis arrivée et pourtant je suis irremplaçable. Remisée, consignée, enfouie comme un trophée qui n’existe que pour l’intime. Seul toi sais que je suis, celle dont tu me tiens te guide par moi. Et dans ton corps – non pas sur, non pas autour… – c’est une bourrasque, un feu d’artifice quand tu me tombes dessus.

Tu sais que je t’ai vu, que je t’ai fait grandir ; ainsi que tu as fait vieillir, heureuse, celle qui m’a offert à toi. Sept minutes dans une vie, peut-être huit, qu’importe. 86 ans, toi 15 et l’éternité en un simple aplat.

Et parce que je suis la dernière chose, le dernier objet, je suis l’insignifiance qui devient tout. « Elle nous parlait souvent de vous avec émotion » te dit son frère un jour de printemps. Elle est partie sans te l’exprimer et à travers ce que tu vois de moi tu sais qu’une rencontre aussi brève valait bien de traverser une montagne pour apprendre à vivre de ta valeur.

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