compte-rendu
Il est des artistes qui, malgré leur notoriété et les propositions culturelles dont ils sont l’objet, demeurent méconnus voire incompris. Gaston Chaissac est de ceux-là et, d’expositions en rétrospectives, on croyait tout connaître d’un plasticien aux accents fantasques tel un Italo Calvino de la campagne vendéenne. En signant un imposant livre d’art publié aux éditions Flammarion, Henry-Claude Cousseau donne corps à l’univers tentaculaire et rhizomatique d’une personnalité à tiroirs, autant baroque que perspicace. Sur Chaissac déjà pouvait-on lire différents articles et catalogues, mais aussi des réflexions plus poussées par Serge Fauchereau[1], François Bon[2] ou Henry-Claude Cousseau lui-même. Au terme d’un long processus de recherches et de synthèse, l’ancien conservateur des musées de Vendée rassemble une somme d’informations jamais recueillie jusqu’alors.
Lorsqu’Henry-Claude Cousseau est nommé en Vendée en 1973, tout ou presque est à structurer en matière de politiques artistiques. Certes le musée des Sables-d’Olonne jouit déjà d’une bonne réputation grâce à Pierre Chaigneau et La Roche-sur-Yon dénote par la présence de grands artistes cinétiques dans ses œuvres publiques. Il s’agit pour autant d’extraire la question muséale de son corset et de la déployer pleinement sur le territoire. Par esprit scientifique autant que par intuition, Henry-Claude Cousseau initie le programme qui dote le musée de Fontenay-le-Comte d’une muséographie moderne, accentue la spécialisation des collections de La Roche-sur-Yon en faisant acquérir notamment une huile de Lancelot-Théodore Turpin de Crissé. Il mène une démarche affirmée d’acquisitions et expositions au musée de l’Abbaye Sainte-Croix. En Vendée, le jeune conservateur est happé par un faisceau d’intuitions autour de Chaissac et de la densité de son œuvre. Dès lors, l’artiste et l’historien de l’art ne se quitteront plus.
L’ouvrage d’Henry-Claude Cousseau présente l’important mérite de croiser la vie de Gaston Chaissac avec ses activités plastiques et sa pratique de l’écriture. L’axe saillant de cette première monographie complète est de placer au même niveau la production picturale et l’écriture, les deux disciplines se nourrissant mutuellement et ne pouvant être dissociées. Dès l’ouverture du livre, l’auteur affirme ce parti-pris, argumentant sur la place majeure de Chaissac dans l’histoire des relations peinture-écriture. Outre l’interdisciplinarité, le propos s’attache à livrer le portrait d’un artiste en dialogue, de lui-même aux figures les plus éminentes grâce à tous les médiums à sa disposition.
Biographique, la partie en ouverture déploie cette notion par la mise en rapport de la vie de l’homme avec ce qui constitue aujourd’hui le personnage Chaissac. Sobrement, on prend la mesure des fragilités, de la complexité et de la vulnérabilité de l’artiste non sans liens avec ce qu’écrivait déjà Henry-Claude Cousseau en 1981 pour le catalogue de l’exposition du Centre Pompidou Paris-Paris, Créations en France, 1937-1957 : « Ambiguïtés, distorsions, rétrospection ou audace, nul ne signifie mieux ces paradoxes que Gaston Chaissac. »
Dès les premières lignes de l’ouvrage paru voici quelques semaines, le lecteur sait que Chaissac est un personnage aux contours mouvants. Henry-Claude Cousseau explicite clairement l’extrême imbrication entre l’artiste et l’homme privé. Du reste l’on comprend qu’il n’y a pas plusieurs mais bien un seul et unique Chaissac dont l’art, les correspondances et l’état d’esprit émanent sans cloisonnements d’un même quotidien. S’il n’est pas le premier à exprimer plastiquement ses états d’âme – on peut citer les autoportraits de Jean-Baptiste Carpeaux en d’autres temps – Chaissac fait de ceux-ci une matrice pour son œuvre. Influences du monde rural, vision de l’actualité, vie quotidienne au village, maladie et autres faits de l’ordinaire bâtissent son personnage et son désir d’exprimer pensées et opinions. À renforts de photographies et documents, l’ouvrage dévoile les utopies, les espoirs et déceptions, les horizons spirituels ainsi qu’un certain dandysme. Par une méticuleuse analyse des écrits de et sur Chaissac, Henry-Claude Cousseau réalise un geste qui manquait à la connaissance de l’artiste.
D’écriture, il en est également question quand l’auteur consacre une partie substantielle à l’écrivain Chaissac, tantôt épistolier, tantôt poète, ou les deux à la fois. Diverse autant que l’œuvre plastique, la production écrite est le fil conducteur artistique et personnel de Gaston Chaissac. De belle manière, Henry-Claude Cousseau dévide le fil de la pelote et initie son lecteur à ce qu’il qualifie de « monument épistolaire hors du commun ». Des années 1940 à la fin de sa vie, on suit l’artiste au gré de ses correspondants, de l’abbé Coutant à Jean Dubuffet en passant par Paulhan, Queneau et dizaines d’autres destinataires. Constellée de dessins, collages, expressions poétiques et autres calligrammes, la masse épistolaire livrée par Chaissac occupe une place omniprésente dans son corpus artistique.
Sans circonscrire la production écrite de Chaissac dans des catégories trop précises, Henry-Claude Cousseau détaille plusieurs axes et s’attache en premier lieu à replacer la recherche récente dans la perspective des premières démarches menées à ce sujet. Là encore l’auteur pousse plus avant l’analyse au regard de ce qui avait été écrit jusqu’alors. Il approfondit les matériaux de la connaissance et leur donne toute leur place pour mieux les asseoir et les expliciter. Au terme d’une minutieuse et longue démarche de transcription des manuscrits, Henry-Claude Cousseau expose les horizons intellectuels d’un Chaissac joueur et théâtral autant que perspicace sur ses intentions et lucide sur le quotidien. Un Chaissac bien au-delà de l’image naïve que certains ont voulu lui donner, par facilité autant que par méconnaissance. En contrepoint du propos, les documents reproduits illustrent superbement la valeur plastique, poétique et littéraire des manuscrits.
Dans les années 1930, Chaissac se retrouve, par un heureux hasard, à vivre dans le même immeuble que l’abstrait Otto Freundlich. Cette rencontre est fondatrice pour celui qui se fera connaître comme peintre et assembleur. C’est l’un des axes choisis par Henry-Claude Cousseau pour évoquer la genèse, ou les genèses, de l’art chaissaquien. Portraits, masques, représentations abstraites, totems, paysages, l’ouvrage propose un éventail des approches de Chaissac qu’incarnent ses enjeux plastiques évolutifs en lien voire en correspondance avec les différentes périodes de sa vie vécues à Paris, Saint-Rémy-de-Provence et la Vendée. Fil conducteur implicite de l’ouvrage, le dialogue artistique gagne en clarté quand l’auteur effectue les rapprochements avec les productions de Jean Dubuffet ou Pablo Picasso.
Nouveau réalisme, cubisme, art brut, abstraction, surréalisme ou primitivisme, Chaissac touche à de nombreux courants ; se les approprie, les transforme et les dépasse parfois. Ainsi offre-t-il une œuvre aux multiples niveaux de lectures, parlant spontanément et convoquant des références dont il est l’un des rares à créer des associations avec une telle facilité.
Frappé par la mort alors qu’il commençait à être pleinement reconnu, Gaston Chaissac a laissé en héritage une importante quantité de matière brute dont la critique d’art a mis du temps à se saisir. Seuls un travail au long cours et une lente distillation des informations pouvaient faire naître le livre qui est donné aujourd’hui au lecteur. Loin d’être anodine en perspective avec la carrière de son auteur, la monographie d’Henry-Claude Cousseau représente un seuil dans la connaissance de Gaston Chaissac. Au regard de l’histoire de l’art, il y aura un avant et un après cette publication raffinée, fouillée, aussi profonde dans ses linéaments que réjouissante à l’œil. Un essai magistral.
William Chevillon
Conférencier et médiateur dans l’Ouest de la France, William Chevillon travaille sur le lien entre un territoire et les personnes. En 2020, il a publié un ouvrage consacré au patrimoine, à l’architecture et au développement de Fontenay-le-Comte (éditions du CVRH). Ses travaux de recherches portent sur l’art dans l’espace public, l’urbanisme, l’histoire de la Vendée et de territoires du Val de Loire.
Étude initialement publiée dans le numéro 27 de la revue scientifique Recherches Vendéennes. Source complète :
William Chevillon, « Henry-Claude Cousseau, Gaston Chaissac, Flammarion, 2022 », Recherches vendéennes, n° 27, Annuaire de la Société d’émulation de la Vendée et revue du Centre vendéen de recherches historiques, La Roche-sur-Yon, 2023, p. 438 à 439.
Erratum pour la version papier, le signataire est bien William Chevillon.
[1] Serge Fauchereau, Gaston Chaissac, environs et aparté, Paris, Somogy, 2000, 143 p.
[2] François Bon, Gaston Chaissac, peintre & écrivain, Tours, Tiers Livre Éditeur, 2020, 45 p.