Pierre Chaigneau par Muriel Anssens
En ce mois d’août 2004, je n’avais pas encore douze ans quand il est parti rejoindre Joan Miró, Jules Lefranc, Luc Peire, Yvaral, Henry Simon… qu’il affectionnait. Je l’ai découvert en 2007 quand je me suis intéressé au Musée de l’Abbaye Sainte-Croix des Sables-d’Olonne que j’avais déjà connu lors d’une sortie scolaire bien antérieure. En 2009, cet intérêt a pris une dimension autre quand j’ai entamé des travaux – d’abord locaux puis plus généraux sur les arts optiques par exemple – de recherche sur l’art dans l’espace public. Ce fut aussi la période où j’ai découvert Jean Zay, Jean Cassou, Claude Lévi-Strauss ou André Parrot qui marquent le parcours de Chaigneau parce qu’ils l’ont formé ou influencé dans son idée de partage de l’art, de l’archéologie, de la culture populaire… Car c’est bien un parcours polymorphe – mais abouti – qu’a connu celui qui nous a quitté il y a dix ans. Archéologue dans sa thèse, attaché au modèle des écomusées, décentralisateur de l’art… il laissait la presse et les habitants pantois quand il assumait de travailler en Vendée avec la diversité des artistes locaux ou quand il exposait la cinétique et l’art brut là où la notion même d’art moderne et contemporain était floue sinon effrayante pour beaucoup.
En 1968 Pierre Chaigneau justifiait ses choix en disant clairement « le désert culturel de notre région est indéniable ». Cet état de fait l’a poussé à porter le cycle d’expositions Triade (art cinétique, art abstrait, art figuratif) sur la côte vendéenne en 1968. Avec le recul, on observe que si l’événement a marqué les esprits, il est aussi fondateur d’une fédération des énergies artistiques qui manquait tant à l’époque. Dans les trois expositions de 1968, celle consacrée à la cinétique aux Sables-d’Olonne me marque nécessairement puisque c’est grâce à elle que Chaigneau a agrandi un réseau et fait en sorte, avec l’architecte René Naulleau, que Yaacov Agam, Antonio Asis, Carlos Cruz-Diez et Nicolas Schöffer soient chargés de réaliser des sculptures dans le cadre du 1 % artistique à La Roche-sur-Yon. Avec le recul également, je trouve absolument surréaliste que les artistes que je viens de citer aient réalisé des œuvres pérennes (quand elles sont entretenues) dans un territoire alors presque hermétique à l’art contemporain et, qu’ils aient exposé avec Julio Le Parc, François Morellet, Francisco Sobrino, Joël Stein et tant d’autres dans un ensemble qui est probablement le plus gros événement artistique des décennies 60 et 70 dans le département.
Pierre Chaigneau souhaitait renouveler tout en ne se détachant pas du territoire. En témoigne la confiance accordée à Henry Simon pour le choix des œuvres figuratives exposées à Saint-Gilles-Croix-de-Vie. Dans la même idée, le fait de valoriser la production moderne et contemporaine internationale ex-nihilo était un défi remarquable tant il avait pour but de donner une proximité avec l’art, de le placer là où personne ne l’attendait et donc de susciter le questionnement qui est la première étape de l’appropriation. Car c’est bien l’accessibilité à l’œuvre artistique qui intéressait Chaigneau. Trop souvent en effet, on considérait (c’est toujours le cas d’ailleurs) que la population n’était pas prête, que cela serait mal perçu… Sauf que ce raisonnement – Pierre Chaigneau l’avait compris – n’est qu’un moyen de repousser la pose d’une première pierre. Si la création optique et lumineuse intéressait Chaigneau, c’est que cet « art de la sensibilité » tel qu’il en parlait en 1969, est un art relationnel qui évolue selon les aspirations de chacun. Aussi, amener le public non averti vers une possibilité d’agissement sur l’œuvre était un moyen de casser le quotidien et de poser les bases d’une sensibilisation. Il faut ajouter cela à la diversité des arts mis en avant par Chaigneau, laquelle offre à tous la possibilité de trouver un intérêt mais aussi de rester en adéquation avec un territoire.
Partir de rien signifie souvent devoir créer le maximum de facilités d’accès, arriver après des décennies d’existence d’une structure nécessite parfois une réorganisation. Au Château des ducs de Bretagne de Nantes, Chaigneau commencera ce travail qui sera poursuivi par Daniel Samson avant que la Ville de Nantes crée le musée d’Histoire que nous connaissons. L’effort ne fut pas moins compliqué à Villeneuve-d’Ascq avec la tâche confiée par la Communauté urbaine de Lille de superviser la création de l’établissement qui deviendra le LaM (Lille métropole musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut) puis les trente-deux expositions (!) qui marqueront les trois premières années du site. Il y a, grâce à Pierre Chaigneau comme en témoigne Benoit Décron (qui dirige actuellement les musées de Rodez dont celui consacré à Pierre Soulages), un superbe exemple d’adéquation entre le projet architectural, la mise en valeur du fonds et les contraintes d’exposition des œuvres. Travailleur acharné, Pierre Chaigneau accompagnera le MAMAC (Musée d’art moderne et contemporain) de Nice dans ses premières années d’ouverture avant de laisser la place à d’autres en 1998 ce qui ne l’empêchera pas de s’illustrer avec l’exposition sur Matisse et le Maroc à l’Institut du Monde Arabe un an plus tard.
Pour parler de Pierre Chaigneau, je ne résiste pas à citer Nicolas Schöffer qui écrivait en 1969, « Une vie qui n’est pas perturbée est une vie ratée. Une société qui n’est pas perturbée risque la sclérose et la mort à brève échéance. La perturbation est vitale. ». Il n’est pas excessif de qualifier Pierre Chaigneau de « perturbateur », c’est certainement la plus belle épitaphe qu’on pourrait lui faire mais en la conjuguant au présent tant l’art est plus long que la brièveté de la vie (je paraphrase Ovide). Sans doute les collectivités et la population ne savent pas ce qu’elles doivent à celui qui consacra une vie au travail comme en témoigne un curriculum hors-normes. Mais si l’artiste interroge, suscite l’émoi… c’est qu’il y a quelqu’un derrière pour lui donner un espace d’expression. Alors, si on parle en ce moment de Carlos Cruz-Diez dans un établissement scolaire de La Roche-sur-Yon, ça n’est pas seulement parce qu’une alerte a été lancée en 2014, mais aussi parce qu’il y avait quelqu’un d’assez fou pour proposer une alternative artistique il y a plus de quarante ans. Pierre Chaigneau accompagne mes recherches depuis le début, par la cohérence de son action il est ce point de fuite sur lequel on doit fixer les yeux pour tenir debout à la surface de l’eau.
Je l’en remercie.
William Chevillon, le 17 août 2014