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Dans la rue un homme travaille. La quarantaine, ni grand ni petit et, le temps faisant son œuvre, les cheveux virant du blond au gris. Il porte un bleu, en deux pièces. Le site internet de Bricomachin parle du bleu comme « un indispensable pour vos travaux, qu’ils soient professionnels ou domestiques. Il vous permet d’être protégé contre les éclaboussures » ; me voilà rassuré pour lui. Il marche. À quelques mètres vers la gauche je crois que ses collègues l’attendent. Ils portent des salopettes. Bricomachin explique que « contrairement à un pantalon, la salopette va permettre de protéger au maximum le professionnel, notamment au niveau des reins grâce à ses bretelles » ; ouf ! Ces hommes qui travaillent m’intriguent comme le moindre ouvrier posant une bordure, comme n’importe quelle conductrice d’engin prenant un virage en épingle. L’homme qui marche porte un panneau. Je ne sais si c’est lui qui évite de piétiner herbes adventices, mais il y a vingt-cinq ans, quand il travaillait déjà au même poste, rien ne dépassait de l’interstice entre le sol et la paroi de béton. Je crois que j’aime bien que les plantes occupent désormais un rôle dans cette scène.
J’apprécie cette ville parce que c’est le lieu où je me raconte des histoires, où je défroisse des plis, où je donne du relief à la raideur, où tout m’intéresse, mais tout m’intéresse partout ailleurs. « De toute manière tu es obsédé par les faîtages et les perspectives. » Bon, il n’a pas tort. Je crois bien que je passe mon temps la tête en l’air quitte à me prendre les pieds dans tout et rien, de la flaque d’eau au moindre truc traînant au sol. Il n’a pas tort et lorsque l’on me parle de l’austérité des lieux, je suis plus concerné par l’espace laissé au ciel que par le reste. En réalité tout me questionne. J’ignore pourtant à quoi me sert de connaître la température d’un enrobé à chaud au moment de sa pose, je ne suis pas tout à fait certain que cela soit utile à briller en soirée. J’imagine cette dimension parallèle où me présentant je dirais : « Bonjour, je m’appelle William et j’ai une passion pour les lampadaires à sodium ». Alors, la ville, une autre ville, les murs que l’on peint… ce n’est peut-être qu’une suite de détails parmi des milliers d’autres.
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Cette fois-ci je gare ma voiture. Je ne suis pas sur un rehausseur à l’arrière de la Renault 21, je ne conduis pas non plus. Je descends pour regarder fixement ce morceau d’un travelling que je répète depuis toujours. Je me demande qui prête vraiment attention à cet homme en combinaison bleue et à ses collègues, on dirait qu’ils représentent une vision du travail figée à un instant donné, comme une strate de quelque chose qui a, heureusement, commencé à changer. Ils sont mon paysage familier et je me suis toujours interrogé sur leur présence. Ils font partie des murs au point de n’être réductibles qu’à cela. Des fois j’ai peur aussi de faire partie des murs ou bien que l’on me renvoie à un rôle indispensable auquel je ne crois pas. J’aime les choses qui bringuebalent, se dérobent et se renouvellent. J’aime aussi voir ce mur peint s’effacer d’un jour à l’autre ; et me dire que sa disparition sera heureuse parce que sa présence n’a pas été vaine. Et je me dis que c’est de cette façon que j’ai envie de faire partie des murs.