Catégories
Fragments écrits - Journal

Rue du Nord

La ville c’est la mer, la mer est la ville. Et quand la ville ne sera plus, demeurera un surgissement. C’est ce qui compte le plus, le surgissement, rien d’autre. Cet unique acte visuel, cette seule aspiration. Le surgissement est devenu un rituel et, chaque fois, il commence par ce qui ne se manifestera pas : le marché aux poissons qui n’en est plus un ; l’emplacement du télégraphe où l’on ne télégraphie guère ; le repère des plâtriers qui ont cessé de blanchir ; la maison close où aucun volet ne vient désormais asservir les usages. C’est presque une mise en condition : compter ce qui n’existe plus, essayer de comprendre pourquoi les lieux sont ainsi sans nourrir une quelconque nostalgie avant de contempler l’immuable. L’idée derrière la promenade, c’est donc le désir de la mer, ou peut-être celui de l’horizon. L’horizon ne déçoit pas, il ne trahit pas l’espoir. Que peut-il trahir de toute façon.

Ce matin-là on annonçait une tempête, un chapelet de bourrasques à l’heure de la haute mer. L’horizon n’était visible que par l’esprit, et par la certitude qu’il était bien là quelque part au-delà des brumes. J’aime le fait de ne pas voir, mais d’être absolument convaincu que cela existe. Face au fracas des vagues sur les falaises de grès, je ne peux m’astreindre au seul regard sur la surface. J’ai besoin de songer aux animaux marins, aux poissons, aux choses qui flottent bien plus loin, aux trucs couchés ici ou là au fond de la mer. Ce qui importe là c’est ce que je n’aperçois donc pas, c’est l’espace de pensée que m’offre cette rue. Je n’imagine pas avoir envie de rationaliser ce que j’y vois, je remarque surtout que cela me soulage dans le cortège de peurs que suscite en moi la violence du monde, l’agence pour l’emploi et les nombreuses incertitudes.

Je parle beaucoup d’horizon, quelques fois comme une ombre ou un amas de brumes, mais presque jamais en tant que ligne droite. C’est cela qui m’intéresse rue du Nord, le changement permanent et le saisissement perpétuel. Le jour de la tempête, je venais de mettre un point sur un projet nourri depuis des années. Je n’avais jamais eu ce sentiment de vide, la confrontation entre le travail restant et la tension de l’urgence qui disparaît de façon abrupte. Le jour de la tempête, j’ai eu besoin de ressentir les embruns sur mon visage et de lutter contre les rafales. Perché sur le rempart au-dessus des vagues, mais l’esprit bien plus loin dans la mer. Les pieds au sol avec, d’un côté, les existences qui en ont remplacé de plus anciennes, et, de l’autre, une ouverture où tout peut encore surgir et d’où tout surgira.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *