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Propos culturels

L’usine étoile

L’architecture comme manifeste social de Georges Mathieu

Par William Chevillon, chercheur en histoire de l’art

« Pour la majorité des gens une usine, qu’elle soit en dur ou en tôle ondulée, doit être carrée ou rectangulaire. Il y faut une toiture à cause des intempéries, mais enfin il leur parait, superflu d’y apporter luxe et beauté. C’est ça qui nous vaut des zones industrielles devant lesquelles l’ouvrier a envie de se boucher les yeux lorsqu’il part en week-end pour échapper précisément à ce paysage de cauchemar. L’ouvrier passe davantage de temps à l’usine que dans son H.L.M qui n’est guère plus agréable à l’œil. Il faut être logique : il est temps que la beauté possède elle aussi sa résidence secondaire. »

Georges Mathieu à Fontenay-le-Comte, 1970

À deux kilomètres du centre historique de Fontenay-le-Comte, l’usine étoile apparaît tel un surgissement au beau milieu d’une zone industrielle. Dessinée par le peintre-star Georges Mathieu, elle s’impose dans le paysage architectural de la région. À rebours de l’architecture lisse et cubique développée habituellement en périphérie des villes, un bâtiment de verre et de béton qui s’étire en sept branches est conçu.

Alors que s’achèvent les Trente Glorieuses, tous les territoires de France ont connu de profondes mutations économiques, sociales ou agricoles. Dans ce contexte de fortes transformations, les artistes sont rarement invités à élaborer des projets d’architecture, seule la décoration leur est souvent confiée. Si la Vendée ne fait pas exception, deux exemples sont cependant à souligner : l’intervention des plasticiens Bernard et Clotilde Barto dans la conception du cinéma Concorde à La Roche-sur-Yon, le travail de Georges Mathieu pour l’usine des Transformateurs Biraud-Croquez à Fontenay-le-Comte.

L’histoire de l’usine étoile de Fontenay-le-Comte est celle de deux hommes, Georges Mathieu (1921-2012) et Guy Biraud (1924-2013). Patron d’industries originaire du sud Vendée, ce dernier voue un attachement indéfectible aux systèmes de télécommunications dont il collectionne des objets toute sa vie durant. Auteur de la pièce de dix francs de 1974 et du logo d’Antenne 2 en 1975, Georges Mathieu est, quant à lui, un artiste incontournable de la Ve République. Il est reconnu comme l’un des pères de l’abstraction lyrique, courant par lequel l’expression artistique est matérialisée par des formes élancées et furtives en écho avec l’émotion directe de l’artiste. Au milieu des années 1960, Georges Mathieu fustige un développement économique opposé au bien-être humain et une éducation qui laisse peu de place à la sensibilité. Par voie de presse, le peintre appelle à ce que les industriels renoncent à des constructions vulgaires et dénuées de tout caractère esthétique. Piqué au vif, Guy Biraud commande à Georges Mathieu la réalisation d’un catalogue destiné aux clients de la société B.C.

Très rapidement, l’industriel décide d’intégrer l’artiste au dessein d’expansion envisagé à Fontenay-le-Comte. Loin des ateliers exigus de Levallois-Perret ou du centre historique de la ville vendéenne, la nouvelle usine doit être pratique et lumineuse. Si le souhait artistique est réel, le pragmatisme préside parallèlement à l’élaboration du projet. Par une usine moderne, il s’agit notamment de rester dans le rang face à l’avance de la concurrence allemande ou américaine. Guy Biraud songe initialement à la construction d’un bâtiment linéaire au milieu d’un jardin dessiné par Georges Mathieu. Ce premier projet doit être l’occasion pour l’artiste de développer un nouvel art paysager aux antipodes des jardins traditionnels qui ont, selon lui, peu évolué depuis le XVIIIe siècle. Désireux également d’opérer dans le programme architectural, le peintre suggère une autre idée : une intervention totale se concentrant sur le bâti en premier lieu, dans un environnement traité avec simplicité. C’est cette proposition que choisit Guy Biraud. Nous sommes en 1966, le projet d’usine étoile vient de naître.

Vue IGN du site dans les années 1980.

Vue du ciel, l’usine déploie ses branches inégales et furtives jusqu’à disparaître en des angles aigus. Au sol, le bâtiment surgit et s’efface, semblable à une construction filante dans le paysage. Tout évoque un dessin ou une peinture de Georges Mathieu. Le mouvement semble spontané, tel un éclair, mais il est le fruit de dizaines de croquis et de jours entiers à chercher l’adéquation entre l’objet artistique et son usage. Conscient de la réalité des besoins industriels, Georges Mathieu souhaite que son projet y réponde le mieux possible. Ainsi, chaque branche a sa fonction et les chaînes de montage s’installent dans les espaces centraux de manière à posséder assez d’amplitude. Essentiel dans la mise en œuvre du projet, l’architecte fontenaisien Raymond Épardaud permet de donner corps au geste de l’artiste sans jamais trahir la pensée de ce dernier. Le bâtiment résulte d’une réflexion complexe qui mène à projeter le béton sur une ossature de bois. Comme il le fut pour Jacques Couëlle avec ses maisons-sculptures de Castellaras (Alpes-Maritimes), le procédé du béton projeté est dans la construction de l’usine étoile un gage de liberté plastique et de fiabilité technique. Pouvant paraître déstructurée et abstraite, la forme architecturale voulue par Georges Mathieu peut évoquer ses peintures, mais également les composants d’un transformateur électrique. Ainsi, les lames horizontales qui couronnent les deux niveaux et atténuent la lumière du soleil semblent évoquer un circuit magnétique, tandis que les frises de verre rappellent les enroulements métalliques autour d’une bobine. Ces vastes ouvertures donnent à voir l’usine depuis l’extérieur et inversement. Comme l’angle droit, le cloisonnement semble proscrit et la même amplitude visuelle est offerte au sein du bâtiment. D’un bout à l’autre des ateliers on se voit et l’on voit le dehors.

Coupure du quotidien Ouest-France, le 7 août 1970.

À la scansion structurale s’ajoute une rythmique du paysage par les dénivellations engazonnées, la clôture en béton, un bassin, mais également par le tracé fulgurant des allées rougeoyantes qui découpent l’espace de verdure. Dans son projet, l’artiste dessine un portail, il est allégé, construit, mais ne sera posé que bien plus tard. L’escalier devant symboliser l’élément électrique est lui aussi grandement simplifié avant d’être modernisé dans les années 2020, simultanément à la restauration et à la pose du portail. Une saillie métallique élancée devait dominer l’usine, mais elle n’est pas réalisée. Le ralentissement économique et le premier choc pétrolier perturbent l’achèvement de la fabrique qui est livrée totalement en 1973. De passage en 1970, Georges Mathieu déclare que la beauté doit avoir sa résidence secondaire à l’inverse des zones aux pavillons uniformes. Après Guy Biraud, d’autres ont pris possession du lieu avec le souhait de le préserver et de le faire vivre. Exemple resté rare de correspondance complète entre art et technique, l’usine étoile de Georges Mathieu a imprimé sa marque dans l’histoire de l’architecture.

Ce billet est une reprise amendée du texte publié en 2021 dans la revue VMF sous le titre « Un manifeste piquant »

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