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Fragments écrits - Journal

Ces étés que l’on arase

À chaque départ vers le sud la plaine me saisit, à chaque retour elle me frappe. Je n’y vois pas toujours de désolation même quand, dans la nuit qui n’est plus vraiment la nuit, par centaines les mâts clignotent et répondent en signaux rouges et blancs au ciel qui ne renvoie plus rien. À chaque départ et à chaque retour je me dis que j’aime les horizons bouchés, ceux que cogne le regard sans qu’il puisse s’échapper par lui-seul. Je crois que ça me repose.

Je suis d’un pays où la moindre colline paraît être une montagne, où l’on parle d’une aspérité pour signifier un monument dans le paysage. Alors que je regarde défiler les images sur mon téléphone – des vies enchaînées comme dans une pellicule en neuf par seize – je tombe sur une plage qu’Henri prend en photo. Le sable blond, l’horizon laiteux, des engins jaune safran qui mettent à plat tout ce qui semble à une bosse. « C’est une drôle de façon d’araser l’été » lui dis-je. Il trouve ça joli et moi aussi. Je crois qu’ici aussi on arase l’été. On remise les cabines colorées, on remballe le restaurant posé contre le mur de soutènement, on enlève une dernière fois les aiguilles de pin sur la terrasse. On remet à plat et on espère recommencer l’année prochaine. On recommencera avec un peu plus de béton pour que ça tienne, avec des pilotis parce que la terrasse du blockhaus sera tombée dans le vide, ou on ne recommencera peut-être pas.

C’est ce « peut-être » qui domine quand passe l’hiver. On ne sait pas si la dune existera, si la plaine n’aura pas été couverte par les eaux, ou la cale d’accès arrachée par une tempête. Il n’y a aucune certitude dans ces paysages, seulement des paris hasardeux et des espoirs quelque peu douteux. Il me plaît de penser que l’incertitude est ce qui m’attire ici, que la possibilité de la disparition m’intéresse autant qu’elle me fatigue parfois. Et par fatigue je veux dire que j’ai peut-être le besoin de buter sur quelque chose de plus grand sans avoir à chercher dans les interstices ; car ce sont eux, les interstices, qui mobilisent mon esprit. Je crois que je les connais pour beaucoup et j’ai peur du jour où ils ne me nourriront plus. En attendant, j’y vois un vertige toujours aussi grand. Au moins un truc que les engins jaune safran n’araseront pas ; là où en d’autres lieux ils ne peuvent rien face au paysage.

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