Il était quelque chose comme les neuf heures ce matin-là, je marchais vers la Via Santa Chiara en prenant garde à ne pas glisser sur le pavé rendu luisant par le passage d’un véhicule de nettoyage à haute pression. Perché sur un escabeau de bois, l’agent communal en charge de la décoration du sapin était déjà à la tâche. Un pied puis le second, et déjà vingt-cinq centimètres de gagnés pour accrocher la boule argentée à sa branche. En quelques secondes j’avais compris qu’il lui faudra ensuite de longues minutes pour redescendre, saisir un autre objet brillant, scruter la meilleure branche qui en sera destinataire, déplacer l’escabeau, et gravir à nouveau les quelques marches.
Antonietta qui m’hébergeait m’avait donné mon déjeuner à emporter. Le pain avait la texture et le goût d’une hostie mais ma consolation venait des cubes de grana padano auxquels j’avais droit tous les jours dans un sachet refermable en plastique. Ma main contre mon sac je veillais à ne pas faire disparaître la précieuse cargaison. Mon équilibre chancelait mais mon pas restait vif dans mes chaussures dont je ne savais plus si elles étaient trop petites ou trop grandes. Ainsi je parvenais à destination sans trop de peine et sans me perdre. Rapidement j’avais ressenti la ville, cartographié ses bruits et ses odeurs, et saisi sur quelles façades le soleil offrait ses derniers rayons.
Je venais juste d’arriver mais les influx de la ville étaient déjà les miens. La soirée de la veille avait été salutaire quand bien même mon esprit restait pétri de doutes en débarquant sur le bitume éventré de la gare routière. Antonietta m’attendait là, son chapeau cloche vissé sur la tête. Un sourire, une embrassade et me voilà alors dans sa voiture à destination d’une soirée dont je n’avais pas trop compris le sens. Du trajet je retiens les remparts médiévaux qui se coloraient au gré des lampes à sodium, et la chaussée humide qui faisait miroiter les éclats lumineux des phares. J’ai toujours aimé les lampes à vapeur de sodium, ce sont elles qui révèlent les aspérités des murs et donnent de la profondeur aux formes inégales de la ville. Elles laissent entrevoir de la grâce dans les fêlures des immeubles, et donnent une texture feutrée à la nuit parfois mordante.
Derrière un haut mur percé d’une grille massive, un hôtel particulier à l’imposant perron de pierre blanche dressait ses lignes ordonnées. Il fallait descendre de la voiture et aller où l’on me disait d’aller. Le vestibule distribuait de nombreuses pièces et, empruntant l’escalier, je distinguai un vieil homme ignoré de tous et méprisé des quelques personnes qui semblaient vivre ici. Au dernier étage, sous les combles aux parois lambrissées, quelques tapis et chaises accueillaient un conclave de jeunes censés parler « relations internationales ». On m’a dit de m’asseoir et d’essayer de comprendre. Je me suis assis, et j’ai essayé de comprendre.
Fort heureusement, un paquet de Molinetti circulait entre les participants. J’avais trouvé un premier refuge dans les biscuits au sarrasin à défaut de saisir ce qu’il se passait. Je me souviens alors d’une jolie rousse qui s’est approchée de moi. Sa chevelure n’était pas de la teinte enveloppante des lampes à sodium, mais plutôt d’un franc réalgar. Nous avons parlé, de nos vies, de mes doutes, des siens aussi. Nous nous étions entendus et nous ne sommes jamais revus. Nous savions qu’il en serait ainsi.
Cet automne-là j’avais compris que le fonctionnement de la ville était immuable et qu’immuable aussi était l’accrochage des décorations dans le sapin de Noël. J’avais également compris que l’agent municipal, que je verrais tous les jours de ma semaine en Vénétie, faisait autant partie du décor de fin d’année que les objets qu’il suspendait avec une précaution chirurgicale. Enfin, je venais de comprendre ce qu’était une correspondance d’esprit avec quelqu’un de mon âge.
Certains se souviennent de l’été de leurs quinze ans, de mon côté je retiens la période qui a précédé le Noël de mes dix-sept ans. Un automne bringuebalant mais tangible, et c’était très bien comme ça.