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Propos culturels

AHAE, Mécène gangster

Un après-midi d’été ordinaire entre les parterres et bosquets dessinés par André Le Nôtre, un soleil généreux, un théâtre d’eau dont les travaux viennent de débuter et un visiteur étonné de l’importante amplitude d’ouverture de l’orangerie si peu accessible ordinairement.

Ce jour d’août 2013, Bernard Hasquenoph n’imaginait probablement pas l’envergure qu’allait prendre une simple balade dans les jardins de Versailles. Il faut dire que le créateur du site louvrepourtous.fr est un habitué des parquets, salons et allées du domaine royal pour avoir épinglé à plusieurs reprises les conditions d’accueil du public, les tarifs prohibitifs, les atteintes au patrimoine bâti et artistique…

Versailles, le Louvre (objet de la revendication fondatrice en 2004), mais aussi la publicité sur les monuments ou l’interdiction de photographier dans les musées, n’échappent pas au regard acéré mais juste de Bernard Hasquenoph qui ne manque pas d’ailleurs de partager les initiatives heureuses des établissements culturels de France et d’ailleurs.

Cet été 2013 et pendant deux mois et demi, l’orangerie présente gratuitement l’exposition Ahae, Fenêtre sur l’extraordinaire. 220 tirages photographiques d’un sud-coréen encore inexistant dans le domaine artistique si peu de temps avant. Il n’en fallait pas plus pour questionner Bernard Hasquenoph qui publie dès le 29 août 2013 une première enquête alors relativement ignorée des médias. La découverte était pourtant de taille ; un businessman au talent conditionné par son matériel hors de prix, mais également prédicateur évangélique, se cachait derrière l’identité officielle et incontestée de l’homme richissime aux 2 millions d’œuvres prises de la fenêtre de son atelier.

Comment alors Versailles a pu accueillir en ses murs une production, de qualité certes mais peu digne d’une exposition ? Simplement à partir d’une location d’espace par le photographe lui-même comme cela a été le cas un an avant dans les jardins de Tuileries rattachés au Louvre. Là où Bernard Hasquenoph se questionne davantage, c’est au sujet du catalogue à 200 €, de la communication presque muselée mais aussi en ce qui concerne la tromperie selon laquelle le public se croit dans un événement institutionnel et non commercial. L’engagement de Henri Loyrette (alors président-directeur du Louvre) et de Catherine Pégard (présidente du Château de Versailles) dans la promotion des expositions ne font qu’accentuer cette confusion. Que le Louvre et Versailles contribuent à l’établissement d’une identité artistique due exclusivement à l’argent peut sembler curieux, cela l’est moins au regard de ce que rapporte une location d’espace mais également le mécénat généreux d’Ahae à destination des deux institutions.

« Comment ne pas s’interroger sur la légalité de situations où un mécène qui bénéficie d’avantages fiscaux pour un acte censé être philanthropique, se voit autorisé à faire la promotion de ses propres productions dans des lieux qui les (sur)valorisent artistiquement et économiquement, comme le reconnaît le fils lui-même, tout en niant la recherche de spéculation. » Bernard Hasquenoph, 29 août 2013.

Extraite du premier billet sur l’« affaire Ahae », cette phrase pourrait suffire à comprendre en quoi la présence du sud-coréen au Louvre et à Versailles est problématique. C’est sans compter les développements que raconte Bernard Hasquenoph dans le livre au sein duquel son enquête est décrite. Au fil des pages, les faits se succèdent, les ramifications se dévoilent, au rythme d’un roman policier. Il faut dire que la tournure prise par les événements a tout d’un feuilleton. Pourtant, tout ici est réalité ; réalité tragique quand le lien est fait avec le naufrage du ferry Sewol, et ses 300 victimes, dont de nombreux lycéens, en avril 2014. Cet événement a ouvert de profondes blessures en Corée du Sud et l’enquête judiciaire n’a cessé de pointer de nombreux manquements. Parmi les responsables, l’homme d’affaires propriétaire de la compagnie Yoo Byung-eun ainsi que ses proches. Ce nom n’est rien d’autre que celui divulgué par Bernard Hasquenoph en août 2013 lors de son travail pour établir l’identité d’Ahae.

Dès lors, le voile se lève sur les activités de l’homme dont l’origine de la fortune est aussi inconnue que douteuse. C’est cet argent, issu d’inventions, de brevets, mais aussi d’activités sectaires – Ahae avait d’ailleurs purgé quatre ans de prison pour détournement de fonds provenant de sa secte –… qui a servi à financer le mécénat et les expositions. Avec un respect strict de sa charte éthique, le Louvre n’aurait probablement pas accepté le mécénat d’Ahae. La précipitation des faits comme les pressions, notamment de la communauté sud-coréenne en France, conduiront à la fin de l’épopée artistique de l’escroc en même temps que les autorités le chercheront pour blanchiment d’argent, fraude fiscale… avant que son corps soit retrouvé en juillet 2014.

Ce qu’écrit Bernard Hasquenoph dans AHAE, Mécène gangster, c’est l’histoire passionnante d’une enquête aussi irréelle que troublante menée avec conviction, pour que les institutions culturelles honorent leurs fonctions et pour que les victimes et leurs familles ne soient pas oubliées. Aux questions sur les garde-fous à mettre en place contre l’argent sale dans les institutions, la saisie des biens de la famille d’Ahae ou encore au sujet d’une justice qui reste à rendre en Corée, les réponses peinent à être données.

Néanmoins, ce livre est à l’image de ce que porte l’auteur sur son site internet depuis des années. Une haute et juste idée de la mission de musées comme le Louvre ainsi qu’un attachement à ce que le lien entre les œuvres et le public soit aussi libre et possible que doit être libre et possible la création artistique. Et si tout cela ne suffit pas à élucider les zones d’ombres, la lutte pour l’art et la vérité portée par Bernard Hasquenoph est la plus belle manière de rendre hommage et de garder la mémoire intacte.

Bernard Hasquenoph dans AHAE, Mécène gangster. 22€ aux éditions Max Milo.

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