
C’est presque toujours comme ça que commence la promenade. Une remontée de la rue, un regard sur les vitrines éclairées, un œil sur la librairie, un autre orienté vers l’atelier du peintre. Plus haut, c’est la vue sur le port, le ballet continu des semi-remorques et Fenwick sur le carreau de la criée. Toujours la même fascination devant les bateaux. Petit, j’étais happé par leurs noms, le « Pti Lu », le « Riolo » et autres « Astrée », comme autant de petits personnages dans un monde bien vaste. Ici, c’est le « Poulbot », le « Massabielle » ou encore le « Pescadore » que j’observe. Le décor a changé, l’endroit de la fascination aussi.
Plus au nord, depuis le rempart, c’est le large qui s’ouvre. Rien d’autre qu’une masse incalculable d’eau salée. Quelqu’un a gravé une rose des vents sur le parapet, un peu plus loin, une cuillère en inox est fichée entre deux dalles de pierre. De la ficelle y est nouée, un tressage de fils synthétiques est commencé depuis plusieurs jours. Je me dis que le vieux pêcheur est peut-être malade, ou bien qu’il a oublié son ouvrage. Qu’importe, il le retrouvera, à moins qu’un goéland décide de l’emporter. Au loin, c’est donc la masse d’eau salée. Seuls les projecteurs blancs des bateaux trahissent la surface.
La mer ne parle pas d’elle-même, il faut se figurer des histoires avec. Lorsqu’il me pose des questions sur mon rapport à l’oralité, je raconte des tas de choses à Victor. Je lui explique aussi que le silence le plus assourdissant que j’ai eu à entendre c’était ici, un jour sans vent de marée d’équinoxe. Pas un oiseau, pas une vague visible, juste un désert de vase et de l’air. Un air si vide qu’il en devint bruyant, un néant si manifeste qu’il prit toute la place. Quand je regarde la mer, je me figure des histoires ; quand je lis quelque chose sur la mer, là encore, je me figure des histoires. Je voudrais dire à l’agence pour l’emploi que je me raconte des histoires, mais je ne le fais pas. J’ai pourtant besoin de ça pour structurer mon esprit, écrire une lettre de motivation, corriger mon bouquin, me dire que je vais aller lire un texte devant des inconnues, parce que je me suis inscrit à l’atelier, parce qu’il faut tenir ses engagements, parce que j’en ai envie évidemment.
Je lis la prière à la mer d’Alessandro Baricco. Je sais lire certes, mais en public je n’arrive pas toujours à vivre ce que je dis. Alors j’essaye. « Crie-le », me propose Bénédicte. Soit, je le crie, même je le psalmodie pour tenter un truc. J’ai tendance à lire les étiquettes de vin sur des airs populaires pour faire le kéké en soirées, mais là j’ai peur. J’ai peur et j’y arrive, j’ai même mieux compris ce texte que je connais pourtant depuis vingt ans. Ça ne fait pas mal, c’est bienveillant, c’est drôle et, à la fin, on partage nos lectures, on danse en rond et on chante ensemble entre vieux, jeunes, valides et moins valides. On se laisse surprendre et c’est beau. On a fait quelque chose ensemble, j’ai fait quelque chose qui m’a surpris, et c’est l’histoire que je me raconte ce matin face à des vagues qui ne parlent pas d’elles-mêmes.
