D’une extrémité à l’autre du chenal les cargos semblent se parler. À l’approche de l’étale de haute mer les rotations peuvent commencer. Au front du danger, le pilote du port déroule un fil d’Ariane imperceptible dans un labyrinthe linéaire où les obstacles sont autant de murs et de Minotaures tapis sous la surface du flot marin. Deux cargos ne peuvent se croiser, je n’en ai pas la preuve mais j’en suis certain ; un axiome vernaculaire qu’il vaudrait mieux ne pas chercher à démontrer par l’exemple. Je lui parle de tirant d’eau ou encore de la différence entre la gîte d’un bateau dont les cales sont vides et de celle quand elles sont gorgées de blé. J’ai l’impression de m’y connaître. Peut-être est-ce vrai et comme j’aime comprendre ce qui régit les fonctionnements quotidiens je suis crédible.
Le surprenant je lui prends la main, tandis que le cargo à pavillon madérois reste lié à l’esquif qui le tient éloigné des dangers. J’observe le regard des passants, je ne crois pas avoir déjà tenu la main d’un garçon ici. Et finalement ce regard est d’une neutralité qui me convainc de poursuivre. À l’extrémité de la jetée la surface de l’eau affleure celle du sol, c’est le privilège des forts coefficients associés à une mer calme et irradiée du soleil de l’avant ou de l’après saison.
Sur la terrasse du phare le temps semble arrêté. Non en raison de la période de l’année qui est celle où la station balnéaire sort de sa torpeur hivernale, mais parce que la vie qui s’y déroule prend des accents fantasques et délicieusement désuets. Torse nu, un pêcheur au lancer se fait remarquer tant par son air désinvolte – fier à la Hugo Koblet sur le Tour de France 1951 – que par la musique de Giorgio Moroder et Joe Esposito qui sort de son enceinte. Lancinantes, les rotations des navires se poursuivent et ne perturbent personne. On regarde l’horizon, on contemple les bateaux. Je me tiens près de lui. Il me parle des Vacances au bord de la mer de Michel Jonasz, je m’identifie sans lui dire aux mômes de Jean-Louis Aubert.
Au retour je lui parle encore des bateaux, de ceux qui font le tour du monde ; je lui en ai déjà parlé mais il m’écoute. Je rajoute des éléments nouveaux, mes souvenirs et ce que ma mémoire a peut-être bâti ex-nihilo. Là encore je suis crédible et le demeure quand je parle du voilier orange qui était mon préféré quand j’étais gosse. L’océan ne trahit pas, à chaque passage il ajoute de la matière et c’est à chaque passage que l’on remarque qu’il attise l’esprit bien d’avantage qu’il ne l’émousse.
Les bateaux partent, la plupart du temps reviennent. Il en est ainsi des reliefs de notre histoire, un ressac de sentiments dans ce qu’ils ont de beau et de palpable.