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Fragments écrits - Journal Propos culturels

Images de la Vendée 1978 – Feue Lucette

Texte lu au cinéma Concorde de La Roche-sur-Yon le 23 juin 2024 dans le cadre de la performance de Feue Lucette sur des images de la Cinémathèque de la Vendée montées par Sébastien Debeil et mises en musique par Lieutenant Dan. Textes de Vincent Bouyé et Florent Sorin non présents ici.

Séquences sur des plans de Jacques Bonnaud (archives départementales de la Vendée 4 Ci 69).

« Pendant trente ans, ma mère m’a écrit chaque semaine, de son écriture appliquée, ronde, sans faute d’orthographe, me racontant sa vie, c’est-à-dire rien ; c’est-à-dire une lente, longue attente ; l’attente de mes réponses, de mes visites de plus en plus espacées ; c’est-à-dire son ennui, ses maladies, ses malaises ; c’est-à-dire son inquiétude, dont j’étais toujours l’objet.

Dans quelles circonstances me téléphona-t-elle pour la première fois, je l’ignore et cela n’a d’autre importance que la révélation que j’eus alors de sa voix et de son accent. Je n’avais jamais su, auparavant, que ma mère parlait avec cet accent traînant de l’Ouest, cet accent paysan qui fait la voix grasse, comme imprégnée de terre humide. Lorsque je la vis, aussitôt après, puisqu’elle me parla de visu, l’accent n’y était plus. Nous avions, je le remarquai, les mêmes tonalités et cette manière, à la fois populaire et désuète, de former des phrases trop appliquées, trop livresques.

Comment diable avais-je donc pu entendre cette voix de paysanne au téléphone ? Phantasme ? Mais le même jour je rencontrai un ami qui me dit : “J’ai téléphoné chez toi. Qui était cette bonne femme avec ce drôle d’accent, qui m’a répondu ? Je croyais qu’il n’existait plus que des femmes de ménage espagnoles ! ” Donc ma mère avait bien un accent. Mais cet accent, que je connaissais depuis ma naissance, cet accent qui était celui de ma langue maternelle, je ne l’entendais pas lorsque je le “voyais” parler. Je ne l’entendais pas parce qu’il m’était naturel. Il ne m’apparaissait qu’à travers l’anonymat de l’écouteur téléphonique. Je ne voyais plus alors ma mère, je ne percevais que l’accent.

Mais si je percevais cet accent, cet accent vendéen que je connais bien, que je reconnais entre tous, si je le recevais comme une anomalie, c’est que moi-même je ne parlais plus avec cet accent. Où l’avais-je perdu ? Quand ? Pourquoi ? Aucun souvenir. »

Michel Ragon L’accent de ma mère, 1980.

 Du moment où je suis né jusqu’à mes onze ans je n’ai rien connu d’autre, ou si peu, que ce monde où l’accent de la terre irise le paysage sonore. Ce monde des vieilles et des vieux du fond du village ; ce monde où le père machin guérit les brûlures, où la mère bidule donne une fessée aux orties lorsque l’on tarde à rapporter du lait ; ce monde où ma grand-mère m’accueillit un jour en me disant « Qué t’o quo lé que t’chette bourbasse ? » alors que je lui avais appris que je travaillais pour une compagnie théâtrale ; ce monde où le bout du département est le bout de la terre et que derrière le bout de la terre, il y a un autre monde, un autre bout d’une autre terre qui est le bout de tout.

Dans ce monde, je me vois, moi, enfant, courant dans les ruelles du bourg entre l’église et le château. Enjambant les lavoirs, slalomant dans le flot ininterrompu des visiteurs de la foire de septembre. Ici, les vaches aux naseaux suintants, attachées aux barres d’acier zingué transformant la place publique en marché aux bestiaux – où les mouches se confondent à l’odeur âcre propulsée par les aérateurs des silos à grains. Là, les paysans devisant tel ou tel sujet en sirotant un merlot bon marché dans des verres Gigogne. Ici encore, le claquement des burins, marteaux, serpes ; le chant rêche des rabots, ciseaux et racloirs.

Ce monde est un langage sans dictionnaire, un savoir dénué d’encyclopédie. Un sifflement de vieillard sorti de derrière une haie dit tout d’une vie, l’usure d’une main raconte ce qu’est de tailler un essieu dans une bille de cormier. Le corps, ses gestes, ses sons, ses balafres, comme paroles plus assourdissantes que les nombreux silences des taiseux qui regardent la route.

Les accents, le raclement des outils, le bruit sec de la peau que l’on enlève des lapins, le murmure des prés en soirée. Non, pas un murmure mais plutôt une quantité de bruissements. Je me suis rappelé les sorties vespérales où, attifés de bottes et d’épuisettes, nous allions essayer de trouver quelques tritons dans les mares. Je ne sais pas quel bruit fait un triton mais le coassement des grenouilles je le connais. Et souvent, le soir, les grenouilles conversent à n’en entendre qu’elles. Finalement ce n’est pas une quantité de bruissements, de bruits, de raclements ou d’accents, mais une immense clameur qui a pris possession du ciel.

[…]

Une femme et un homme fumant lors d'une fête populaire en Vendée.
Jacques Bonnaud, Images de la Vendée, 1978. Archives départementales de la Vendée, 4 Ci 69.

 Le territoire en cette période c’est une cocagne, un Far West. Un espace de vie où l’on construit sa maison au milieu d’un grand champ, où l’on cultive des artichauts, des tulipes et des haricots dans des terres sablonneuses au bord de la route. Une existence simple.

Le côté immuable de la Vendée ne parle pas à grand monde. Il y a des lieux où la religion guide le quotidien, des endroits où l’on bouffe les curés lors des banquets républicains. La vie se dénoue, se dilue dans le temps long. Puis un jour il y a la mort qui clôt cette lente marche. Puis un jour on a construit une départementale et un supermarché ; et la lente marche, aussi, n’en est plus une.

Et, ce qui suspend tout : le feu de la Saint-Jean, le lancer de bousas, les jeux maraîchins, la fête de la sardine, le concours de gobage d’huitres, les battages, la fête de la fressure, la journée du sanglier, le moiss’bat cross.

On arrive le dimanche à bord de la Renault 21, après la sieste à la maison ou avec une glacière chargée de sandwichs œuf-mayo dans le coffre. Le parking est un pré constellé de mottes et de trous. L’herbe est grillée, c’est l’été. On a envie de jouer mais on reste derrière la barrière. On insiste pour ne pas partir, comme pour retarder le rythme de la rentrée qu’il faut reprendre.

De façon certaine ici on fait n’importe quoi car on se fiche de savoir si cette tradition vaut mieux qu’un défilé militaire établi dans les limbes de l’humanité. Ne vaut-il pas mieux bouffer de la crème lors d’un concours que de mourir à la guerre ?

Et si l’important était de se dire que ce qui est irrationnel laisse aussi des traces pour plus tard ; que la société se fonde sur les instants sérieux, sur ceux qui le sont moins et sur les autres où il ne se passe rien de plus que la routine.

NB : Le propos s’appuie librement sur une chronologie contemporaine ou postérieure aux images.

Lien vers le film conservé aux Archives départementales de la Vendée

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